Jacques Grelley, ancien pilote et ami intime de Juan Manuel Fangio, initiateur de l’exposition hommage au pilote argentin cinq fois champion du monde de Formule 1, nous parle de son pilote d’ami. Quatre des cinq voitures de course avec lesquelles Fangio est devenu champion du monde sont exposées Porte de Versailles, à Paris, à l’occasion de l’édition 2011 du salon Rétromobile : Alfa Romeo Alfetta type 159 de 1951, Lancia Ferrari D50 de 1954, Maserati 250F de 1954 et Mercedes W 196 de 1955.
« Il y a douze ans que j’essaie de faire une exposition Fangio à Rétromobile. Parce que Fangio c’est un nom, d’abord. J’ai connu Fangio pendant 40 ans. Donc je le connaissais extrêmement bien. Et tous les ans on me disait, ‘ah, très bonne idée, l’année prochaine on le fera.’ Et l’année suivante rien. Cette année je l’ai proposé à François Melcion en mars dernier qui a dit qu’on le faisait. C’est le centenaire de Fangio, et on l’a fait.
Je pensais avoir les cinq voitures des cinq championnats du monde, mais la voiture de 1954, carénée, est en exposition à Dubaï. Donc on en a quatre sur cinq, ce qui est déjà pas mal.
J’ai rencontré Fangio et on est devenus amis
J’ai connu Fangio la première fois au Grand Prix de Belgique à Spa-Francorchamps en 1954. En 1954 au Grand Prix de France à Reims où il courrait pour la première fois sur la carénée, j’étais derrière les stands. Fangio m’a aperçu et il m’a fait venir. J’étais dans le stand Mercedes, le seul français dans le stand Mercedes. J’ai vu toute la course. Le soir, avec tous les pilotes on a dinés ensemble. Parce que j’étais là-bas avec Jean Behra et Jean Lucas.
Quinze jours après je rencontrais Fangio à nouveau, qui m’a fait rentrer sur un autre circuit, et puis on est devenus amis. Avec Fangio, mon espagnol était moyen mais je parlais couramment italien à l’époque. Fangio parlait un peu français, très bien l’italien, et l’espagnol évidemment. Avec Fangio on parlait entre les trois langues. Si une était loupée on prenait le mot en français, ou en espagnol, ou en italien. Et ça allait bien.
Des fois je suis rentré sur des circuits sans billet. Je venais avec Fangio. Fangio disait, ‘il est avec moi’. ‘Ah ben si il est avec Fangio, il ne faut rien demander.’ C’était la vedette de l’époque et c’est toujours la vedette.
Le plus grand pilote… de son époque
Beaucoup de gens me disent, ‘c’était le plus grand pilote de tous les temps !’. Là, bien que je sois plus qu’ami avec Fangio, ça a été le plus grand pilote de son époque. Car les voitures de 1920, les voitures de 1950, de son époque, de Fangio, les voitures de maintenant, on ne peut pas comparer. Fangio n’aurait pas pu se mettre dans une Ferrari actuelle. Jose-Froilan Gonzales, qui faisait 123 kg, pouvait se mettre dans les Ferrari contre Fangio, mais n’aurait jamais pu se mettre dans une voiture actuelle. Et tous les 10-12 ans il y a un nouveau pilote qui arrive. Il y a eu Senna, il y a eu Schumacher, tous les 10-12 ans il y a le meilleur de leur époque qui arrive. Donc il a été de très très loin le meilleur de son temps, de son époque. Stirling Moss m’a toujours dit, ‘j’apprenais tellement en suivant Fangio ! Sa ligne idéale, la ligne de route.’
J’ai couru en Argentine, Fangio descendait au bord de la piste et me disait, tu ne tournes pas là, tu tournes ici. Exactement. Et c’était la ligne idéale toujours pour lui.
Fangio a commencé sa toute première course en Europe à Reims en 1948, sa toute dernière course en Europe à Reims en 1958. Il a couru 10 ans en championnat et il a été cinq fois champion du monde sur les dix années. Avec en plus de ça cinq voitures différentes. Alors que Schumacher a été sept fois champion du monde avec deux voitures, dont cinq championnats sur Ferrari.
Quatre des cinq voitures titrées
En 1951, l’Alfetta 159 a gagné… Je sais que cette voiture-là a gagné le Grand Prix de Monaco, le Grand Prix de France à Reims, et elle a également gagné le Grand Prix d’Italie. Mais je crois qu’elle avait fait également le Grand Prix d’Allemagne, mais je ne suis pas sûr de celle-là.
En 1954, il pilotait en début d’année la Maserati, jusqu’au Grand Prix de Belgique où j’étais avec lui. Au mois de juillet il est venu pour la toute première course de Mercedes après la guerre sur la Flèche d’Argent. Et il a été champion du monde avec cette voiture là.
En 1955, il était avec la voiture non carénée, qui est exposée ici. En 1956 il était sur la Lancia-Ferrari, car Alberto Ascari s’est tué en 1955 à Monza. Du coup Lancia a donné les voitures, la mécanique et tout, à Ferrari. Ils ont courus, ils ont carénés la voiture entièrement, et c’était des Lancia-Ferrari. Fangio était sur cette voiture là. C’était la voiture de Peter Collins, numéro 26. Fangio a cassé sa boîte de vitesses au 34ème tour. Il a immédiatement repris la voiture de Peter Collins, et a terminé deuxième. Il a fait une course extraordinaire, a terminé deuxième, et donc il avait les points du Championnat du Monde. A la fin du Championnat il y avait trois points de différence entre le premier et le deuxième, parce qu’il avait fait deuxième à Monaco, Ferrari était champion du monde !
Après ça, en 1957, il y a eu la Maserati 250 F, où il a fait la plus belle course de sa vie. Il a gagné Rouen. Ce n’est pas la voiture de Reims pour le Grand Prix de la Marne, ce n’était pas le Grand Prix de France, le Grand Prix de France était à Rouen, il l’a gagné. Il a gagné en Belgique, il avait gagné en Italie, et puis la fameuse course du Nurburgring, où il a fait la course la plus belle de sa vie. Je crois qu’à mi-course il a dû s’arrêter pour changer les pneus. Et les huit derniers tours, il a battu huit fois le record du tour ! Il a passé, comme il dit, tous les jeunes qui étaient devant lui. Et il est devenu pour la cinquième fois champion du monde !
J’en ai souvent parlé avec lui, c’est la course où il a pris le plus de risques de toute sa vie. Et je crois que c’est ce qui l’a influencé en 1958 à dire, ‘J’ai gagné cinq fois. Je peux peut-être faire mieux, mais je peux avoir un accident.’ Donc en 1958 il a dit ‘J’arrête’. En 1958 il a couru à Buenos Aires. Il devait courir à Cuba où il a été kidnappé le samedi et relâché le dimanche. Après il a fait le Grand Prix de France à Reims, troisième, et le soir même il a dit ‘Fini, je ne cours plus’, et il a arrêté. C’était la fin.
C’est la carrière de Fangio, avec toutes ses victoires. A son époque c’était, et de loin, le meilleur. C’était Fangio. Et le nom, on dit toujours ‘Ah, Fangio…’ C’est ce que j’essaie de rappeler aussi. Il y a eu un Fangio à cette époque-là, il y a cinquante ans, ou presque.
Aujourd’hui, les anciens, comme moi, revoient les voitures, ils se souviennent des voitures, et les jeunes disent, ‘ah il a couru là-dessus !’. L’idée c’était de rassembler les cinq voitures sur lesquelles Fangio a été le roi, parce qu’en Argentine on l’appelle ‘el rey’, le roi.
En quarante ans, je ne l’ai jamais vu se mettre en colère !
Il avait d’abord un pouls, un cœur très très lent. Je n’ai jamais vu, dans les 40 ans où j’étais avec lui, Fangio se fâcher. Peut-être qu’il gardait à l’intérieur mais je ne l’ai jamais vu se mettre en colère ou se fâcher. Après n’importe qui ! La voiture est cassée, il ne sortait pas de la voiture en hurlant ou en jetant son casque. Voilà, ça n’a pas marché…
Mais un homme d’une gentillesse, avec tout le monde. Fangio n’a jamais, jamais refusé un autographe. J’étais en 1990, avec Fangio, à Elkhart Lake, Wisconsin. Il était l’invité d’honneur. Il y avait une ligne d’environ encore 100 personnes qui attendaient pour l’autographe, quand le patron d’Elkhart Lake vient en disant ‘Monsieur Fangio, venez on va aller déjeuner’. Et Fangio dit, ‘Mais regardez la ligne qui attend là.’ Il lui a répondu, ‘Ben ils vont attendre. Quand vous reviendrez à deux heures, ils continueront !’. Et Fangio a dit, ‘Non, non. Ils attendent ici pour ma signature. Arrêtez la ligne. Je vais signer pour tout le monde. On ira déjeuner après.’ Il n’y a pas un autre pilote qui ferait ça ! C’était Fangio. C’était son public. Ils l’attendaient. Il a dit ‘Non, non. Je signe pour tout le monde et après on ira déjeuner.’ C’est exceptionnel. Il n’y a pas de pilote qui font ça.
D’une gentillesse d’un bout à l’autre. Je marchais dans les rues de Buenos Aires avec lui. Il y a des enfants qui venaient. Il y avait toujours dans ses poches un peso. ‘Va acheter des bonbons. Va acheter des bonbons.’ C’était une superstar, mais simple, simple, simple. »